Les religions à l'épreuve de la guerre
A la veille du conflit, la religion catholique reste un marqueur de l’identité lyonnaise et regroupe la majorité des croyants, aussi divers soient-ils. Lyon compte également quelques minorités religieuses plus ou moins anciennes, avec une communauté protestante, pour l’essentiel de l’Église réformée, une petite communauté juive et quelques membres de l’Église apostolique arménienne. Moins de 10 ans après la loi de Séparation de l’Eglise et de l’Etat, que dire des religions dans la Grande Guerre à Lyon ?
Pour approfondir et nuancer cette question, on se reportera à la bibliographie et notamment aux journées d’études qui se sont tenues aux musées Gadagne en 2013 et 2014, dont les actes publiés sous la direction de Jean-Dominique Durand inspirent largement ces archives commentées.
Tous unis pour la patrie
À Lyon comme ailleurs, les messages de paix et de fraternité ne sont pas entendus : portées par le pape Benoît XV, soupçonné de favoriser l’Allemagne, par l’évêque luthérien d’Uppsala (Suède) Nathan Söderblom, ou encore à Lyon par Alfred Vanderpol, proche du Sillon de Marc Sangnier, les voix qui s’élèvent contre la guerre restent lettre morte.
L’appel à l’Union sacrée est largement repris par les différentes communautés, dans des optiques différentes cependant. Sur la même ligne que les archevêques de Lyon Mgr Sevin (1912-1916) et Mgr Maurin (1916-1937), les catholiques lyonnais justifient la guerre par l’union de tous les patriotes contre l’ennemi commun, renvoyant au second plan les désaccords avec le pouvoir municipal incarné par Édouard Herriot.
A l’exception de la petite communauté allemande de l’Église réformée qui est contrainte de quitter la ville dès le début du conflit, les protestants soutiennent plus ouvertement la République : il leur paraît donc naturel de participer à l’élan national.
Quant à la communauté juive, elle est toujours reconnaissante à la République de lui avoir conféré la citoyenneté française à la Révolution : son soutien va donc de pair avec la fierté d’être français. Le départ au front du Grand Rabbin Abraham Bloch s’inscrit dans cette optique et dans la tragédie du conflit : il est en effet mortellement blessé sur le front le 29 août 1914 en présentant la croix à un soldat blessé, après que le prêtre qui officiait a été tué. A l’issue de la guerre, il devient à la fois le témoin de l’engagement de sa communauté et le symbole du héros qui a su dépasser sa foi pour faire preuve d’humanité.
La Vierge Marie se penche sur les pays alliés (Angleterre, France, Belgique et Russie), dans une attitude similaire à celle de la Vierge dorée de Fourvière qui surplombe la ville depuis 1852. Ce symbole de l’Union sacrée parle au cœur des catholiques lyonnais, car Marie y occupe une place privilégiée : la basilique de Fourvière, le culte du Sacré-Cœur ou encore les célébrations des fêtes du 8 septembre et 8 décembre en manifestent l’importance.
Vivre sa foi sous l’uniforme
L’implication des différentes communautés pendant tout le conflit se concrétise de diverses manières. Il ne faut tout d’abord pas oublier que, depuis les lois du 15 juillet 1889 et du 21 mars 1905 dites « curés sac au dos », les religieux peuvent être mobilisés comme tout un chacun : prêtres, séminaristes et religieux font donc partie des troupes combattantes, ce qui ne va pas sans difficultés. Leur mode de vie est bouleversé, leurs convictions religieuses sont mises à rude épreuve par la guerre et l’athéisme de nombre de leurs camarades. Pratiquer leur foi au front n’est pas simple et pour les y aider, des aumôniers militaires sont également recrutés : entre 800 et 1 000 d’entre eux accompagnent les troupes françaises et sont parfois équipés de chapelles portatives. De leur côté, certains prêtres-soldats qui ne sont pas aumôniers reçoivent une valise avec tout le nécessaire pour célébrer l’office divin : missels, vêtements liturgiques, crucifix, chapelets.
Lyon étant l’une des principales villes de l’arrière, ces militaires peuvent également s’y retrouver lors d’entraînements ou de permissions : ils y rencontrent de meilleures conditions pour pratiquer leur foi, surtout lorsque leurs officiers acceptent de leur libérer du temps. Ils peuvent alors se retrouver dans des cercles de discussions et de loisirs confessionnels, assister aux offices et découvrir la ville. Pour les catholiques, le pèlerinage à la basilique de Fourvière s’impose, tandis que les protestants peuvent se retrouver au Grand Temple du quai Augagneur et les juifs à la Grande synagogue Tilsitt.
La reconversion des lieux et des œuvres
Les soldats blessés ou mutilés qui sont soignés à Lyon rencontrent une mobilisation sans faille de toute la ville, qui dépasse rapidement les moyens mis en œuvre par l’administration communale. Les besoins en locaux, infirmiers et médecins sont tels que de nombreux séminaires, pensionnats, écoles, patronages, institutions catholiques et protestantes intègrent la longue liste des hôpitaux lyonnais principaux et secondaires : plus de 5 400 lits sont installés dans 58 lieux différents. Les sœurs infirmières, présentes dans les hôpitaux publics et les établissements religieux, soignent les blessés et forment toutes les bonnes volontés, parfois avec l’aide de la Croix-Rouge : on estime le nombre d’infirmières professionnelles religieuses ou laïques à 20 000, dont les effectifs sont complétés par 70 000 bénévoles.
En parallèle des organisations laïques, de nombreuses œuvres religieuses évoluent ou sont créées pour soutenir les familles, accueillir les réfugiés, proposer des activités à l’arrière, ou encore confectionner et envoyer des colis – voire des insignes du Sacré-Cœur en 1915. Elles portent par exemple le nom de l’Aiguille, du Comité catholique de Secours aux Prisonniers de Guerre ou encore de l’œuvre de la Caisse d’Epargne. Elles s’inscrivent dans la tradition des œuvres de charité dédiées aux familles démunies, aux orphelins ou aux ouvriers, qui étaient déjà très investies avant-guerre par les différentes communautés religieuses. Parmi elles, la mouvance du catholicisme social et humaniste, qui s’inscrit dans l’esprit de l’encyclique Rerum novarum publiée en 1891 par Léon XIII, est bien représentée à Lyon : citons par exemple le Prado , l’Association Catholique de la Jeunesse française , la Chronique avec la première Semaine sociale en 1904, ou encore le Sillon.
Des notables lyonnais catholiques, protestants ou juifs s’impliquent également, à l’instar des Berliet, Lumière, Aynard, Isaac, Guérin ou encore Payen. Ces mêmes notables, quand ils sont industriels, mettent en œuvre l’économie de guerre en mobilisant leurs usines pour produire des camions, des obus, des vêtements ou encore des plaques de verre pour radiographier blessés et mutilés. Les femmes jouent un rôle essentiel dans l’animation d’œuvres diverses et de structures hospitalières, à l’instar de Léonie Motte-Gillet et de Jeanne Koehler.
Des familles mobilisées
Les familles lyonnaises qui ont des parents mobilisés sont elles aussi très impliquées dans ce soutien aux troupes, avec une répercussion plus intime : leur foi est ébranlée par les deuils des proches dans un conflit qui s’éternise, comme en témoignent de nombreuses correspondances entre le front et l’arrière, ou encore l’importance des ex-voto. Les pratiques religieuses subissent les conséquences de la mobilisation des prêtres, pasteurs et rabbins, avec des offices moins nombreux à un moment où la population en a le plus besoin. Les grandes fêtes religieuses rassemblent familles et militaires et, pour les catholiques, la bénédiction de la ville est renouvelée chaque 8 septembre avec une ferveur toute particulière.
Les Lyonnais de toutes confessions ont donc pleinement participé à la Grande Guerre dans toute son étendue, de l’horreur absolue au front au soutien tous azimuts à l’arrière. Ils ont œuvré côte à côte avec les laïcs pour le soutien des troupes, l’accueil des blessés et des réfugiés, la reconversion des mutilés ou encore l’économie de guerre. Les quatre ans de guerre et de mobilisation patriotique ont incontestablement contribué à rapprocher pouvoirs religieux et civil, avec l’aide notamment des notables qui sont à l’interface des deux pouvoirs. Dix ans après la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905 et à l’exception d’une minorité de catholiques lyonnais qui refusent toujours la République (des monarchistes légitimistes, des soutiens de l’Action française, etc.), le ralliement voulu dès 1893 par Léon XIII finit dans l’après-guerre par aller de soi.
L’essor des minorités religieuses
La Grande Guerre a provoqué de grands brassages de population, qu’il s’agisse de militaires ou de réfugiés. Des communautés religieuses se renforcent, d’autres s’implantent et modifient le paysage religieux à Lyon. Le conflit a mobilisé de nombreuses troupes issues des colonies françaises, pour certaines de confession musulmane : c’est ainsi que 201 soldats et civils musulmans morts pour la France sont enterrés dans le cimetière de la Mulatière selon le rite musulman, après de nombreuses péripéties administratives. Des travailleurs coloniaux d’Afrique du Nord sont également venus remplacer les soldats mobilisés dans les usines. Parmi ces populations, certaines s’installent à Lyon et dans les environs à l’issue de la guerre : la religion musulmane s’implante avec elles et constitue une nouvelle minorité religieuse, qui se renforcera dans les décennies suivantes.
Le conflit a également entraîné des mouvements massifs de populations. Ville protégée, Lyon a accueilli de nombreux réfugiés de divers pays et confessions, dont certains sont restés et ont formé des communautés : c’est par exemple le début dans la région lyonnaise de la diaspora arménienne due au génocide de 1915, dont la population passe de 1 300 personnes en 1926 à 7 000 en 1931. La présence arménienne était jusqu’alors réduite à quelques familles, dont certaines avaient déjà fui les premiers massacres dans les années 1880, tandis que d’autres étaient venus travailler dans l’industrie de la soierie. Parmi ces Arméniens, les croyants appartiennent pour la plupart à l’église apostolique arménienne, qui fait partie des églises orthodoxes orientales. De son côté, la communauté juive évolue et se renforce à la suite de la guerre et de ses conséquences en Europe et au Moyen-Orient : aux côtés d’une communauté essentiellement ashkénaze venue d’Alsace et d’Europe centrale, une communauté séfarade venue d’Afrique du Nord et de l’ex-Empire ottoman s’installe à Lyon, Villeurbanne ou encore Saint-Fons.
Même si la religion catholique reste majoritaire parmi les croyants lyonnais, elle n’est plus aussi prédominante : les minorités religieuses, qui ont toujours été présentes dans le cadre des échanges économiques de la cité, se diversifient et s’implantent durablement. C’est également l’un des apports moins connus de la Grande Guerre.
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Bibliographie sélective
- ALIQUOT Claude, « Témoignages religieux de la Grande Guerre », In Situ, 16 | 2011, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 20 août 2017. DOI : 10.4000/insitu.1273.
- BERTHOD Bernard Berthod, Jean Comby, Histoire de l’Église de Lyon, Lyon, La Taillanderie, 2007 (cote AML : 1C/503597/SAL).
- COLL., 14-18, Lyon sur tous les fronts ! Une ville dans la Grande Guerre [catalogue de l’exposition à la BML], Milan, Silvana editoriale, 2014 (cote AML : 1C/9407/SAL).
- DURAND Jean-Dominique (Dir.), Les religions à Lyon et la Première Guerre mondiale [Musée Gadagne - Journée d'études sur l'histoire religieuse de Lyon], Milan-Lyon, Silvana editoriale et musée Gadagne, 2016 (cote AML : 1C/9575).
- DURAND Jean-Dominique (Dir.), Les minorités religieuses à Lyon (XVIe -XXIe siècles) [Musée Gadagne - Journée d'études sur l'histoire religieuse de Lyon], Milan-Lyon, Silvana editoriale et musée Gadagne, 2016 (cote AML : 1C/9599/SAL).