Inflation et restrictions
Dans la mémoire collective, les mesures de rationnement imposées à la population civile sont liées à la Seconde Guerre mondiale : elles ont pourtant existé dès la Première Guerre mondiale, mais ont été largement oubliées. Eloignée des champs de bataille, Lyon n’en subit pas moins les conséquences d’un conflit qui s’éternise : dans une économie de guerre entièrement tournée vers l’approvisionnement du front et des militaires, les civils connaissent des restrictions de plus en plus sévères dans leur vie quotidienne.
La guerre contre la vie chère
Dès le début de la guerre, la population fait des réserves d’argent, de nourriture et de vêtements pour prévenir les pénuries qui ne manqueront pas d’arriver. Le ravitaillement de l’armée mobilise en effet une part importante de la production et des transports, au détriment des besoins des civils. Les prix des produits de base s’envolent donc rapidement chez les commerçants, accusés d’en profiter pour s’enrichir. Le 4 octobre 1914, une lettre anonyme d’habitants lyonnais dénonce au maire de Lyon l’abus de certains commerçants : pour obtenir du sucre, ces habitants doivent payer à l’avance et leur acheter d’autres marchandises pour un montant équivalent.
Dans une lettre non datée aux habitants du quartier de la Croix-Rousse, un « employé » incite quant à lui ses voisins à « faire confiance à tous les commerçants que nous estimons et connaissons tous dans le quartier, mais aussi ne pas tolérer l’exploitation indigne si elle avait lieu ». Il conseille de la faire constater et de la dénoncer au maire de Lyon (1) .
Très vite, la Ville de Lyon cherche donc à pallier les hausses des prix en affichant régulièrement le « cours des denrées de consommation courante établis chaque samedi soir, à l’Hôtel de Ville, par la Commission des Cours, en exécution de l’arrêté municipal du 20 novembre 1915 ». Ces affiches concernent des produits de base comme la viande, la volaille, les pâtes alimentaires, le beurre, les œufs, le fromage, le lait, le sucre, les huiles ou encore le vin. Elles sont complétées par un pointage hebdomadaire des prix de gros et de détail, qui comprend en outre le savon et l’essence.
Au-delà, la commission des subsistances de la Ville de Lyon met en œuvre une politique tous azimuts pour faire face aux problèmes d’approvisionnement des civils. Elle s’improvise négociante en gros pour acheter et revendre des produits de première nécessité comme le lait ou le riz. Cette nouvelle activité ne va pas sans risques et la Ville doit se justifier lorsqu’il s’avère que le fournisseur n’avait pas l’autorisation d’importer ces produits. Après-guerre, elle sera comme les autres collectivités contrôlée sur les bénéfices réalisés et devra s’en expliquer devant ses concitoyens (2) . Elle organise également la livraison dans toute la ville de charbons, vins, pommes de terre, produits alimentaires, bois, farines et autres marchandises diverses, dont les bénéficiaires sont soigneusement recensés dans un registre (3) .
A partir de 1916, elle met à disposition des terrains communaux pour des sociétés ouvrières, à charge pour elles de favoriser les familles nombreuses pour y cultiver fruits et légumes : dans son rapport manuscrit, le maire affirme que « cette œuvre, essentiellement moralisatrice, aurait encore l’avantage (…) d’augmenter la production de denrées, dont le renchérissement excessif est dû principalement à l’état de guerre » (4) . Une délibération est prise en séance extraordinaire du 26/12/1916, complétée le 26/02/1917 par une nouvelle délibération relative aux terrains abandonnés mis à disposition par des privés « pour la culture intensive de la pomme de terre » (5) . Dans un rapport au Conseil municipal du 7/02/1919, le maire de Lyon rappelle que pour ce légume, « nous en avons, au 31 décembre 1918, vendu à la population 22 173 tonnes » (6) .
« Considérant que pour abaisser le prix de la vie il n’est pas de moyen plus efficace que de faciliter dans la mesure du possible les transports », la commission d’alimentation de la Ville de Lyon émet enfin le vœu le 30/10/1916 de mobiliser davantage le transport fluvial, moins touché que la route ou le rail pour les transports liés à l’économie de guerre. « Pour 5 880 bateaux qui naviguent, il y en a 2 400 qui ne naviguent pas » (7). Toutes les péniches non utilisées doivent donc être remises en service et contribuer à améliorer le ravitaillement de la population.
Toutes ces mesures ne suffisent évidemment pas à juguler l’augmentation du coût de la vie. Le 1er Août 1918, L’Echo des travailleurs municipaux (8) , publié par la CGT, estime la croissance des prix à 300% par rapport au début du conflit, et dénonce le mercantilisme des commerçants. Le thème de la vie chère revient comme un leitmotiv dans le journal, qui réclame l’augmentation des salaires des fonctionnaires municipaux à l’instar de ce que l’Etat a accordé à ses agents. La CGT trouve un allié de circonstance dans l’Association des fonctionnaires municipaux, plutôt présente chez les cadres, qui aboutit au vote par le Conseil municipal du 24/06/1918 d’une « indemnité de vie chère ». L’Echo des travailleurs municipaux s’en réjouit bien entendu, tout en regrettant que cette indemnité soit modulée selon la situation familiale, y compris pour les bas salaires.
Apprendre à faire sans : les restrictions au quotidien
Au-delà de l’inflation, les civils doivent progressivement faire face à des pénuries de plus en plus sévères. L’hiver 1916-1917, au cours duquel la Saône est prise par les glaces, marque un tournant du fait des problèmes de transport et des besoins croissants sur le front. A la relance des industries d’armement, gourmandes en énergie, s’ajoutent les réquisitions pour l’armée, les difficultés croissantes de transport, ainsi que les baisses de rendement agricole. Les produits deviennent plus rares et hors de prix.
Or contrairement à l’Allemagne, les mesures de restrictions ne sont pas imposées en France pendant les premières années. L’Echo des travailleurs municipaux le regrette amèrement dans son édition de février 1918, en dénonçant « notre confiance aveugle dans nos ressources économiques, le gaspillage du début, l’imprévoyance des pouvoirs publics » (9). Le rationnement, imposé par l’Etat en 1917, est d’autant plus sévère qu’il est tardif. Il concerne deux secteurs majeurs : l’alimentation et l’énergie. Des cartes de sucre, de lait, de charbon et de pain font leur apparition. En avril 1918, le système de rationnement s’individualise avec la carte d’alimentation et les tickets de consommation, qui s’étendent aux pâtes alimentaires, à la viande et à l’essence. Des catégories de consommateurs sont établies afin d’adapter au mieux les rations selon les besoins. Pour éviter toute dérive, la distribution de ces tickets est assurée et contrôlée par le Service central des cartes d’alimentation, qui dépend du ministère de l’Agriculture et du Ravitaillement. Elle est organisée en parallèle pour les civils et les militaires en permission (10) .
Devant les commerçants, les files d’attente s’allongent tandis que l’inflation se poursuit. Dans ce contexte, le régime alimentaire des citadins change. Les femmes, employées massivement dans les usines, ont moins de temps pour préparer les repas. Des milliers de recettes « économiques », adaptées aux contraintes de la guerre, sont donc publiées dans la presse ou dans des ouvrages spécialisés. L’usage des matières premières comme le sucre y est très limité et les recettes sans viande se répandent. On préconise également l’utilisation de la marmite norvégienne pour économiser l’énergie : le contenu d’un récipient bouillant, placé dans une couche isolante composée de vieux journaux, de foin ou de tissus, cuit à l’étouffée pendant plusieurs heures sans combustible.
En parallèle, on encourage la population à cultiver tout ce qui peut l’être et à élever des poules pour améliorer l’ordinaire. On l’incite également à se priver volontairement pour participer à l’effort de guerre et réserver les meilleurs produits aux soldats : se passer de viande, diminuer la quantité de sucre, ne plus boire d’alcool, ce que Victor Prouvé résume dans son affiche de 1918 sur l’ « hygiène de guerre ».
Se chauffer devient tout aussi difficile : le charbon, l’essence, mais aussi le gaz et l’électricité sont affectés en priorité à l’économie de guerre. La quantité et la qualité des combustibles disponibles pour les civils s’en ressentent très fortement et imposent plusieurs mesures : couvre-feu, regroupement de la famille dans la cuisine chauffée, recherche de combustibles alternatifs comme les écorces de bois…
La plupart de ces restrictions sont acceptées par les civils par patriotisme ou solidarité envers les soldats, dont on sait les conditions de vie nettement plus difficiles. Les civils lyonnais ont également conscience d’être moins touchés dans leur vie quotidienne que les populations du nord de la France. Le rationnement est maintenu jusqu’en 1921, bien au-delà de l’Armistice : il constitue alors l’un des ferments de contestation d’après-guerre. Ces restrictions dans la vie quotidienne des Lyonnais et des Français préfigurent celles qui auront lieu pendant la Seconde Guerre mondiale : mises en place plus rapidement et plus massivement, elles se poursuivront elles aussi bien après la fin du conflit.
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- 1 - AML, 1229WP/127.
- 2 - AML, 5WP/43 pour la commune de Saint-Rambert-l’Ile-Barbe, 1125WP/4 pour la commune de Lyon.
- 3 - AML, 1229WP/128.
- 4 - AML, 945WP/28/5.
- 5 - Idem.
- 6 - AML, 1125WP/4.
- 7 - AML, 1229WP/127.
- 8 - AML, 2C/425245.
- 9 - Idem.
- 10 - AML, 5WP/43 pour la commune de Saint-Rambert-l’Ile-Barbe, 797WP/42/3 pour la commune de Lyon.